ENQUÊTE
Kouchner, Total et la Birmanie
LE MONDE | 05.01.04 | 13h06
En acceptant d'effectuer une "enquête" pour le groupe pétrolier en Birmanie, l'ancien ministre s'est attiré les foudres des défenseurs des droits de l'homme, en conflit avec Total depuis plusieurs années.

Bernard Kouchner a blêmi. Nous sommes le 23 décembre 2003 et il vient d'apprendre que son rapport sur Total et la Birmanie a été utilisé - à son insu - dans le procès opposant le groupe pétrolier à des victimes de la dictature. Le fondateur de Médecins sans frontières, le héraut du "droit d'ingérence" humanitaire devenu consultant international accuse le coup. Total avait commandé une étude à sa société, BK Conseil, mais il ignorait que le pétrolier avait fait verser son rapport au dossier d'instruction ouvert au tribunal de Nanterre pour "crime de séquestration", traduction juridique de "travail forcé". Conséquence : l'affaire, déjà ancienne (les faits remontent à 1995), prend une nouvelle dimension et relance les interrogations sur le rôle de Total en Birmanie (Le Monde du 12 décembre 2003).

Pour M. Kouchner, cette histoire birmane débute en décembre 2002, quand il se rend pour la première fois dans ce pays d'Asie. Il accompagne alors son épouse, la journaliste Christine Ockrent, venue réaliser, pour le magazine Elle, un portrait de la dirigeante de l'opposition, Aung San Suu Kyi, alors libre de ses mouvements après des périodes de détention ou d'assignation à résidence imposées par la junte. "Nous devons refuser toute forme d'aide qui ne profiterait qu'à la clique au pouvoir", déclare le Prix Nobel de la paix (1991) au magazine féminin, en présence de M. Kouchner.

Au retour, ce dernier est sollicité par l'un des avocats de Total, Me Jean Veil, fils de son amie Simone Veil. La société BK Conseil se crée et M. Kouchner, son unique employé, se charge d'une "mission d'enquête" pour le compte du groupe pétrolier. "Jean Veil m'a demandé une enquête sur le volet médico-social de Total en Birmanie et j'ai accepté", confirme l'ancien ministre de la santé.

Du 25 au 29 mars 2003, il retourne donc dans ce pays. Il visite le site du gazoduc de Yadana, qui fait de Total le premier investisseur du pays. Rentré à Paris, il sait que la quasi-totalité des sociétés occidentales boycottent la dictature. Deux mois après la réincarcération d'Aung San Suu Kyi, fin mai, les Etats-Unis renforceront le mouvement avec des sanctions contre les entreprises américaines travaillant avec ce pays. En novembre, la British American Tobacco est aussi partie.

Daté de la fin septembre 2003 et vite publié sur le site Internet de Total, le rapport Kouchner blanchit le pétrolier. Il met en exergue le réel investissement social et sanitaire de la compagnie au service des habitants du secteur du gazoduc. Mais l'enquête s'arrête là et ne dit rien, par exemple, des retombées financières pour la dictature. Rémunéré 25 000 euros pour "deux mois et demi" de travail, M. Kouchner assure, après coup, qu'il ne modifierait pas une virgule à ses écrits. "Rien ne me laisse à penser que le groupe ait pu prêter la main à des activités contraires aux droits de l'homme", déclare-t-il au Monde. Sur les faits allégués de "travail forcé", il ajoute : "Je suis sûr à 95 % que les gens de Total ne sont pas capables de faire ça, ce ne sont pas des esclavagistes." M. Kouchner assure par ailleurs n'avoir "certainement pas fait ça pour de l'argent" ("Je gagne la moitié en une conférence !").

Du côté des pourfendeurs du groupe, on s'étonne de n'avoir pas été contacté. Figure des démocrates birmans en France, Htoo Chit regrette que "ce rapport biaisé cherche à faire croire que la présence de Total en Birmanie est positive". L'homme travaille de longue date avec les réfugiés birmans vivant le long de la frontière thaïlandaise, dont ceux qui ont fui la zone du gazoduc. "Pourquoi M. Kouchner ne les a-t-il pas visités ? s'indigne Htoo Chit. Pourquoi avoir refusé de voir la réalité du travail forcé, incluant celui d'enfants ? M. Kouchner a balayé du revers de la main la réalité de cet esclavage de centaines de Birmans avec un argument incroyable : les tuyaux du pipeline seraient trop lourds pour être portés par des enfants... Mais pourquoi ne pas avoir expliqué que le travail forcé avait été utilisé pour nettoyer le site du gazoduc, couper des arbres, creuser des tranchées et porter les équipements des ouvriers et des soldats ?"

Htoo Chit est bien connu de Total, puisqu'il joue le rôle de porte-parole de ses six compatriotes qui ont porté plainte, en France, à partir d'août 2002, contre le pétrolier. Une procédure suivie au plus près, car elle menace Thierry Desmarest, PDG du groupe et directeur de la division Exploration et production de la compagnie de 1989 à mai 1995. Le responsable opérationnel du projet en Birmanie au moment des faits dénoncés, Hervé Madéo, a déjà été entendu comme "témoin assisté" par le juge d'instruction Katherine Cornier.

Plaidant la prescription des faits et l'irrecevabilité de la plainte, les avocats de Total, Mes Daniel Soulez Larivière et Jean Veil, soulignent que cette procédure est "atypique" : aucun des plaignants n'est encore venu dans l'Hexagone et leurs plaintes ont été rapportées par Htoo Chit, seul Birman à avoir été entendu (comme témoin) par le juge. Selon eux, il serait de toute façon impossible de vérifier les faits, aucun accord d'entraide judiciaire ne liant les deux pays.

L'avocat des accusateurs de Total, Me William Bourdon, n'a pas davantage été consulté par M. Kouchner. Mais il a rencontré, en Thaïlande, les Birmans qui sont à l'origine de plaintes. Les deux premiers sont des villageois, âgés de treize et vingt-trois ans au moment des faits dénoncés, entre octobre et décembre 1995. Ils affirment avoir été réquisitionnés de force par l'armée birmane pour travailler sur le chantier du gazoduc.

Le plus âgé indique avoir participé, avec 300 villageois locaux non rémunérés, au nivellement du terrain sur le passage du gazoduc et à la construction de trois héliports de Total ; il précise avoir agi sous les ordres du bataillon 273 de l'armée. Un déserteur du bataillon 402, qui affirme avoir été affecté en mai 1996 à la sécurité de Total, a aussi témoigné que son unité avait réquisitionné une centaine de villageois, utilisés comme porteurs. Total a reconnu de son côté que, "fin 1995, il a fallu pousser un coup de gueule contre les pratiques des militaires birmans". C'est en tout cas ce qu'a indiqué au Monde, début décembre, à Bangkok (Thaïlande), Jean du Rusquec, chargé de mission de Total pour la Birmanie.

Cette affaire renvoie en fait le groupe pétrolier à la Birmanie de 1990. La junte de Rangoun subit alors un revers cinglant quand la Ligue nationale pour la démocratie, dirigée par Aung San Suu Kyi, remporte 85 % des voix aux élections. L'Assemblée nationale ainsi élue ne se réunira jamais. Mais les généraux ont plus que jamais besoin de renforcer leur main. Pour la première fois depuis trois décennies, ils ouvrent le pays aux capitaux étrangers. Arrestations et tortures ne s'arrêtent pas pour autant. Le "travail forcé" imposé aux civils, et depuis longtemps condamné par l'Organisation internationale du travail (OIT), reste généralisé. En 1994, l'Assemblée générale de l'ONU exhorte le régime birman à y mettre fin.

Dans ce contexte, Total commence par répondre, en 1990, à une offre de prospection. Le 9 juillet 1992, un contrat est même signé avec une société d'Etat birmane, la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE). En 1993, la prospection du champ off-shore de Yadana se révèle juteuse. L'accord final se conclut le 8 février 1995, avec la MOGE, l'américain Unocal et le thaïlandais PTTEP pour la livraison de gaz à la Thaïlande. Total est le principal opérateur. Son investissement bénéficie d'une garantie Coface (la Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur, c'est-à-dire de l'Etat français) dont une mission parlementaire jugera, en 1999, les conditions "opaques" et que l'association Les Amis de la Terre évalue à 2,4 milliards de francs de l'époque.

Entre-temps, l'armée birmane a renforcé sa présence dans la zone et intensifié, nettement plus au nord du couloir terrestre de 63 km prévu pour le gazoduc, ses opérations contre la guérilla des Karens, aujourd'hui à bout de souffle. Une clause du contrat prévoit que la protection de la zone de l'oléoduc est assurée par l'armée. Seul incident rapporté, une équipe de repérage de Total a été attaquée en mars 1995 (5 morts, tous birmans) et l'aménagement du territoire du gazoduc s'est amorcé dès octobre suivant.

Aux yeux des plaignants, le "travail forcé" n'a pas seulement accompagné la sécurisation du secteur, mais son aménagement et la construction même du gazoduc. De son côté, le pétrolier nie avoir profité de "travail forcé". Son partenaire américain Unocal, poursuivi depuis octobre 1996 sur plainte de citoyens birmans devant la justice de Californie, est moins catégorique. Dès janvier 1995, John Imle, président d'Unocal, avait ainsi admis : "Si l'on menace l'oléoduc, il y aura davantage de militaires. Et si le travail forcé va de pair avec les militaires, oui, il y aura davantage de travail forcé."

Le 16 mars 1995, dans un courrier adressé à son siège, le responsable d'Unocal en Birmanie, Joël Robinson, écrit : "Notre affirmation selon laquelle le Slorc -appellation de la junte, à l'époque- n'a pas étendu et amplifié ses méthodes habituelles autour du gazoduc à notre bénéfice ne pourra pas résister à beaucoup de vérifications." A la même époque, l'ambassadeur américain à Rangoun notait aussi : "Sur le problème général des étroites relations de travail entre Total/Unocal et les militaires birmans, M. Robinson n'a aucune excuse à faire. Il affirme fermement que les compagnies ont embauché les militaires birmans pour assurer la sécurité du projet et payent pour cela à travers la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE)."

Total démentait tout soupçon de travail forcé relatif à son chantier. Dans un courrier du 1er février 1996 à Unocal (là encore révélé par la procédure américaine), un employé du groupe français, Hervé Chagnoux, relatait pourtant : "Quant au travail forcé utilisé par les troupes chargées d'assurer la sécurité de notre projet de gazoduc, admettons entre nous, Total et Unocal, que nous nous trouvons probablement dans une zone grise."

A l'été 2001, Total reconnaît publiquement, lors d'un débat organisé dans une Fnac parisienne, avoir indemnisé des Birmans. "Lorsqu'un cas de travail forcé est porté à notre connaissance, nous nous efforçons d'apporter une compensation", a alors admis le président du comité d'éthique dont le groupe s'est doté. Son système de défense continue d'évoluer, même s'il affirme, à l'unisson du rapport Kouchner, que de tels cas, découverts fortuitement, ont pu exister au début du chantier.

"Du travail forcé sur les chantiers ? Aucun sens", a également déclaré au MondeJean du Rusquec (groupe Total). Fin novembre, sur le site de Yadana, il avait précisé à l'AFP : "Il y a eu des problèmes au démarrage du chantier, strictement du travail forcé, vers décembre 1995, pour la construction des baraquements, du portage. Nous avons indemnisé les villageois, 400 environ." Les plaignants de la procédure française assurent, eux, n'avoir jamais été indemnisés.

Peu après la diffusion du rapport Kouchner, Le Figaro et Le Nouvel Observateur ont publié, le 18 décembre, un entretien avec un homme présenté comme le "chef de la sécurité de Total en Birmanie de 1995 à 2002". L'intéressé - "ancien capitaine de la Légion étrangère", dont seules les initiales étaient citées - assurait que "l'armée birmane forçait les villageois à marcher dans le corridor du gazoduc truffé de mines antipersonnel". "J'ai vu moi-même cinq paysans sauter sur des mines", affirme-t-il. Selon Me Jean Veil, le profil correspond à un ancien employé d'une société de sécurité qui a bien été sur le chantier. Mais le groupe "conteste formellement la réalité des faits rapportés" et annonce des poursuites.

Une dizaine d'années après l'arrivée de Total, la situation reste inchangée en Birmanie. L'armée refuse de partager le pouvoir, malgré des gestes - dernièrement, une "feuille de route" vers la démocratie, dépourvue de calendrier et ne mentionnant pas Mme Suu Kyi - destinés à calmer l'opprobre international. Sur ce plan, le rapport Kouchner recommandait à Total de se prononcer "clairement sur la nécessité démocratique" en Birmanie et d'exiger la "remise en liberté" de la célèbre prisonnière, qui aurait, de son côté, assoupli sa position à l'égard des pétroliers étrangers.

Reçu par le premier ministre birman, le général Khin Nyunt, le 21 novembre à Rangoun, l'actuel responsable de la division exploration et production de Total, Christian de Margerie, aurait tenu le discours suivant, selon M. du Rusquec : "Nous avons pris connaissance avec beaucoup d'intérêt de la "feuille de route" et nous souhaitons que son application intervienne le plus rapidement possible", avec "inclusion de Mme Suu Kyi dans le processus". La réponse du général n'est pas connue.

Au retour d'une enquête en Birmanie, le 22 décembre, Amnesty International a considéré que l'année 2003 y a été marquée par "un recul très problématique" des droits de l'homme. De son côté, la Fédération internationale des droits de l'homme "regrette que Bernard Kouchner ait prêté son nom à cette opération de relations publiques du groupe Total à un moment où le groupe doit enfin rendre des comptes à la justice".

Erich Inciyan et Jean-Claude Pomonti

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.01.04