En acceptant d'effectuer une "enquête" pour le groupe pétrolier
en Birmanie, l'ancien ministre s'est attiré les foudres des défenseurs
des droits de l'homme, en conflit avec Total depuis plusieurs années.
Bernard Kouchner a blêmi. Nous sommes le 23 décembre 2003 et il
vient d'apprendre que son rapport sur Total et la Birmanie a été
utilisé - à son insu - dans le procès opposant le groupe pétrolier
à des victimes de la dictature. Le fondateur de Médecins sans frontières,
le héraut du "droit d'ingérence" humanitaire devenu
consultant international accuse le coup. Total avait commandé une étude
à sa société, BK Conseil, mais il ignorait que le pétrolier avait
fait verser son rapport au dossier d'instruction ouvert au tribunal de
Nanterre pour "crime de séquestration", traduction
juridique de "travail forcé". Conséquence :
l'affaire, déjà ancienne (les faits remontent à 1995), prend une
nouvelle dimension et relance les interrogations sur le rôle de Total
en Birmanie (Le Monde du 12 décembre 2003).
Pour M. Kouchner, cette histoire birmane débute en décembre 2002,
quand il se rend pour la première fois dans ce pays d'Asie. Il
accompagne alors son épouse, la journaliste Christine Ockrent, venue
réaliser, pour le magazine Elle, un portrait de la dirigeante
de l'opposition, Aung San Suu Kyi, alors libre de ses mouvements après
des périodes de détention ou d'assignation à résidence imposées
par la junte. "Nous devons refuser toute forme d'aide qui ne
profiterait qu'à la clique au pouvoir", déclare le Prix
Nobel de la paix (1991) au magazine féminin, en présence de M.
Kouchner.
Au retour, ce dernier est sollicité par l'un des avocats de Total,
Me Jean Veil, fils de son amie Simone Veil. La société BK Conseil se
crée et M. Kouchner, son unique employé, se charge d'une "mission
d'enquête" pour le compte du groupe pétrolier. "Jean
Veil m'a demandé une enquête sur le volet médico-social de Total en
Birmanie et j'ai accepté", confirme l'ancien ministre de la
santé.
Du 25 au 29 mars 2003, il retourne donc dans ce pays. Il visite le
site du gazoduc de Yadana, qui fait de Total le premier investisseur
du pays. Rentré à Paris, il sait que la quasi-totalité des sociétés
occidentales boycottent la dictature. Deux mois après la réincarcération
d'Aung San Suu Kyi, fin mai, les Etats-Unis renforceront le mouvement
avec des sanctions contre les entreprises américaines travaillant
avec ce pays. En novembre, la British American Tobacco est aussi
partie.
Daté de la fin septembre 2003 et vite publié sur le site Internet
de Total, le rapport Kouchner blanchit le pétrolier. Il met en
exergue le réel investissement social et sanitaire de la compagnie au
service des habitants du secteur du gazoduc. Mais l'enquête s'arrête
là et ne dit rien, par exemple, des retombées financières pour la
dictature. Rémunéré 25 000 euros pour "deux mois et
demi" de travail, M. Kouchner assure, après coup, qu'il ne
modifierait pas une virgule à ses écrits. "Rien ne me laisse
à penser que le groupe ait pu prêter la main à des activités
contraires aux droits de l'homme", déclare-t-il au Monde.
Sur les faits allégués de "travail forcé", il
ajoute : "Je suis sûr à 95 % que les gens de Total ne sont
pas capables de faire ça, ce ne sont pas des esclavagistes."
M. Kouchner assure par ailleurs n'avoir "certainement pas fait
ça pour de l'argent" ("Je gagne la moitié en une
conférence !").
Du côté des pourfendeurs du groupe, on s'étonne de n'avoir pas
été contacté. Figure des démocrates birmans en France, Htoo Chit
regrette que "ce rapport biaisé cherche à faire croire que
la présence de Total en Birmanie est positive". L'homme
travaille de longue date avec les réfugiés birmans vivant le long de
la frontière thaïlandaise, dont ceux qui ont fui la zone du gazoduc.
"Pourquoi M. Kouchner ne les a-t-il pas visités ?
s'indigne Htoo Chit. Pourquoi avoir refusé de voir la réalité du
travail forcé, incluant celui d'enfants ? M. Kouchner a balayé du
revers de la main la réalité de cet esclavage de centaines de
Birmans avec un argument incroyable : les tuyaux du pipeline seraient
trop lourds pour être portés par des enfants... Mais pourquoi ne pas
avoir expliqué que le travail forcé avait été utilisé pour
nettoyer le site du gazoduc, couper des arbres, creuser des tranchées
et porter les équipements des ouvriers et des soldats ?"
Htoo Chit est bien connu de Total, puisqu'il joue le rôle de
porte-parole de ses six compatriotes qui ont porté plainte, en
France, à partir d'août 2002, contre le pétrolier. Une procédure
suivie au plus près, car elle menace Thierry Desmarest, PDG du groupe
et directeur de la division Exploration et production de la compagnie
de 1989 à mai 1995. Le responsable opérationnel du projet en
Birmanie au moment des faits dénoncés, Hervé Madéo, a déjà été
entendu comme "témoin assisté" par le juge d'instruction
Katherine Cornier.
Plaidant la prescription des faits et l'irrecevabilité de la
plainte, les avocats de Total, Mes Daniel Soulez Larivière et Jean
Veil, soulignent que cette procédure est "atypique"
: aucun des plaignants n'est encore venu dans l'Hexagone et leurs
plaintes ont été rapportées par Htoo Chit, seul Birman à avoir été
entendu (comme témoin) par le juge. Selon eux, il serait de toute façon
impossible de vérifier les faits, aucun accord d'entraide judiciaire
ne liant les deux pays.
L'avocat des accusateurs de Total, Me William Bourdon,
n'a pas davantage été consulté par M. Kouchner. Mais il a rencontré,
en Thaïlande, les Birmans qui sont à l'origine de plaintes. Les deux
premiers sont des villageois, âgés de treize et vingt-trois ans au
moment des faits dénoncés, entre octobre et décembre 1995. Ils
affirment avoir été réquisitionnés de force par l'armée birmane
pour travailler sur le chantier du gazoduc.
Le plus âgé indique avoir participé, avec 300 villageois locaux
non rémunérés, au nivellement du terrain sur le passage du gazoduc
et à la construction de trois héliports de Total ; il précise avoir
agi sous les ordres du bataillon 273 de l'armée. Un déserteur du
bataillon 402, qui affirme avoir été affecté en mai 1996 à la sécurité
de Total, a aussi témoigné que son unité avait réquisitionné une
centaine de villageois, utilisés comme porteurs. Total a reconnu de
son côté que, "fin 1995, il a fallu pousser un coup de
gueule contre les pratiques des militaires birmans". C'est en
tout cas ce qu'a indiqué au Monde, début décembre, à
Bangkok (Thaïlande), Jean du Rusquec, chargé de mission de Total
pour la Birmanie.
Cette affaire renvoie en fait le groupe pétrolier à la Birmanie
de 1990. La junte de Rangoun subit alors un revers cinglant quand la
Ligue nationale pour la démocratie, dirigée par Aung San Suu Kyi,
remporte 85 % des voix aux élections. L'Assemblée nationale ainsi élue
ne se réunira jamais. Mais les généraux ont plus que jamais besoin
de renforcer leur main. Pour la première fois depuis trois décennies,
ils ouvrent le pays aux capitaux étrangers. Arrestations et tortures
ne s'arrêtent pas pour autant. Le "travail forcé" imposé
aux civils, et depuis longtemps condamné par l'Organisation
internationale du travail (OIT), reste généralisé. En 1994,
l'Assemblée générale de l'ONU exhorte le régime birman à y mettre
fin.
Dans ce contexte, Total commence par répondre, en 1990, à une
offre de prospection. Le 9 juillet 1992, un contrat est même signé
avec une société d'Etat birmane, la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE).
En 1993, la prospection du champ off-shore de Yadana se révèle
juteuse. L'accord final se conclut le 8 février 1995, avec la MOGE,
l'américain Unocal et le thaïlandais PTTEP pour la livraison de gaz
à la Thaïlande. Total est le principal opérateur. Son
investissement bénéficie d'une garantie Coface (la Compagnie française
d'assurance pour le commerce extérieur, c'est-à-dire de l'Etat français)
dont une mission parlementaire jugera, en 1999, les conditions "opaques"
et que l'association Les Amis de la Terre évalue à 2,4 milliards de
francs de l'époque.
Entre-temps, l'armée birmane a renforcé sa présence dans la zone
et intensifié, nettement plus au nord du couloir terrestre de 63 km
prévu pour le gazoduc, ses opérations contre la guérilla des
Karens, aujourd'hui à bout de souffle. Une clause du contrat prévoit
que la protection de la zone de l'oléoduc est assurée par l'armée.
Seul incident rapporté, une équipe de repérage de Total a été
attaquée en mars 1995 (5 morts, tous birmans) et l'aménagement du
territoire du gazoduc s'est amorcé dès octobre suivant.
Aux yeux des plaignants, le "travail forcé" n'a pas
seulement accompagné la sécurisation du secteur, mais son aménagement
et la construction même du gazoduc. De son côté, le pétrolier nie
avoir profité de "travail forcé". Son partenaire américain
Unocal, poursuivi depuis octobre 1996 sur plainte de citoyens birmans
devant la justice de Californie, est moins catégorique. Dès janvier
1995, John Imle, président d'Unocal, avait ainsi admis : "Si
l'on menace l'oléoduc, il y aura davantage de militaires. Et si le
travail forcé va de pair avec les militaires, oui, il y aura
davantage de travail forcé."
Le 16 mars 1995, dans un courrier adressé à son siège, le
responsable d'Unocal en Birmanie, Joël Robinson, écrit : "Notre
affirmation selon laquelle le Slorc -appellation de la junte, à
l'époque- n'a pas étendu et amplifié ses méthodes habituelles
autour du gazoduc à notre bénéfice ne pourra pas résister à
beaucoup de vérifications." A la même époque,
l'ambassadeur américain à Rangoun notait aussi : "Sur le
problème général des étroites relations de travail entre Total/Unocal
et les militaires birmans, M. Robinson n'a aucune excuse à faire. Il
affirme fermement que les compagnies ont embauché les militaires
birmans pour assurer la sécurité du projet et payent pour cela à
travers la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE)."
Total démentait tout soupçon de travail forcé relatif à son
chantier. Dans un courrier du 1er février 1996 à Unocal (là encore
révélé par la procédure américaine), un employé du groupe français,
Hervé Chagnoux, relatait pourtant : "Quant au travail forcé
utilisé par les troupes chargées d'assurer la sécurité de notre
projet de gazoduc, admettons entre nous, Total et Unocal, que nous
nous trouvons probablement dans une zone grise."
A l'été 2001, Total reconnaît publiquement, lors d'un débat
organisé dans une Fnac parisienne, avoir indemnisé des Birmans. "Lorsqu'un
cas de travail forcé est porté à notre connaissance, nous nous
efforçons d'apporter une compensation", a alors admis le président
du comité d'éthique dont le groupe s'est doté. Son système de défense
continue d'évoluer, même s'il affirme, à l'unisson du rapport
Kouchner, que de tels cas, découverts fortuitement, ont pu exister au
début du chantier.
"Du travail forcé sur les chantiers ? Aucun sens",
a également déclaré au MondeJean du Rusquec (groupe Total).
Fin novembre, sur le site de Yadana, il avait précisé à l'AFP : "Il
y a eu des problèmes au démarrage du chantier, strictement du
travail forcé, vers décembre 1995, pour la construction des
baraquements, du portage. Nous avons indemnisé les villageois, 400
environ." Les plaignants de la procédure française
assurent, eux, n'avoir jamais été indemnisés.
Peu après la diffusion du rapport Kouchner, Le Figaro et Le
Nouvel Observateur ont publié, le 18 décembre, un entretien avec
un homme présenté comme le "chef de la sécurité de Total
en Birmanie de 1995 à 2002". L'intéressé - "ancien
capitaine de la Légion étrangère", dont seules les
initiales étaient citées - assurait que "l'armée birmane
forçait les villageois à marcher dans le corridor du gazoduc truffé
de mines antipersonnel". "J'ai vu moi-même cinq paysans
sauter sur des mines", affirme-t-il. Selon Me Jean Veil, le
profil correspond à un ancien employé d'une société de sécurité
qui a bien été sur le chantier. Mais le groupe "conteste
formellement la réalité des faits rapportés" et annonce
des poursuites.
Une dizaine d'années après l'arrivée de Total, la situation
reste inchangée en Birmanie. L'armée refuse de partager le pouvoir,
malgré des gestes - dernièrement, une "feuille de route"
vers la démocratie, dépourvue de calendrier et ne mentionnant pas
Mme Suu Kyi - destinés à calmer l'opprobre international. Sur ce
plan, le rapport Kouchner recommandait à Total de se prononcer "clairement
sur la nécessité démocratique" en Birmanie et d'exiger la "remise
en liberté" de la célèbre prisonnière, qui aurait, de son
côté, assoupli sa position à l'égard des pétroliers étrangers.
Reçu par le premier ministre birman, le général Khin Nyunt, le
21 novembre à Rangoun, l'actuel responsable de la division
exploration et production de Total, Christian de Margerie, aurait tenu
le discours suivant, selon M. du Rusquec : "Nous avons pris
connaissance avec beaucoup d'intérêt de la "feuille de
route" et nous souhaitons que son application intervienne le plus
rapidement possible", avec "inclusion de Mme Suu Kyi
dans le processus". La réponse du général n'est pas
connue.
Au retour d'une enquête en Birmanie, le 22 décembre, Amnesty
International a considéré que l'année 2003 y a été marquée par "un
recul très problématique" des droits de l'homme. De son côté,
la Fédération internationale des droits de l'homme "regrette
que Bernard Kouchner ait prêté son nom à cette opération de
relations publiques du groupe Total à un moment où le groupe doit
enfin rendre des comptes à la justice".
Erich Inciyan et Jean-Claude Pomonti